On a gagné notre première bataille contre Unilever. Les salariés dont l’usine est menacée de fermeture savent qu’ils peuvent s’appuyer sur notre histoire. Rien que ça, c’est une victoire. Mais on a encore beaucoup de boulot.
Le combat continue
On a entamé un deuxième combat en créant la Scop [Société coopérative et participative]. Scop-Ti existe depuis bientôt trois ans. On a créé nos propres marques : 1336, notre gamme conventionnelle, et Scop-Ti pour nos infusions bios et locales. On a signé quatre contrats avec la grande distribution pour fabriquer des marques distributeurs, ce qui nous assure des volumes de production réguliers pour pérenniser l’activité de l’entreprise. Mais notre équilibre est encore très fragile.
On est dans le dur. Comme pour toutes les entreprises, la troisième année est une étape. Pour le lancement, on a eu des aides. Aujourd’hui, on paie plein pot les cotisations sociales – on ne dit pas les charges, mais les cotisations sociales – et c’est lourd pour une structure comme la nôtre.
On a fait le choix de faire rentrer tous les coopérateurs pour lesquels les droits au chômage s’arrêtaient en priorité, même sans avoir suffisamment d’activité. Aujourd’hui, on n’a toujours pas assez de rentrée d’argent pour tout le monde, mais c’est un choix qu’on a fait et on assume. Pendant la lutte, on a toujours dit :
« – On est dans la bagarre ensemble, on lutte ensemble, on perd ou on gagne ensemble. »
Au sein de la Scop, c’est pareil : on y arrivera tous ensemble, ou on perdra tous ensemble, mais quoiqu’il arrive ce sera toujours une victoire.
2010 : Unilever annonce délocaliser la production du thé Lipton et de l’infusion Éléphant en Pologne. 182 salariés travaillent alors dans l’usine de Gémenos, près de Marseille.
Mai 2014 : Les Fralib signent un accord de fin de conflit avec le groupe Unilever pour monter leur Scop. Elle s’appelle Scop-Ti : la Société coopérative ouvrière provençale de thés et infusions. Sur les 182 salariés, 76 ont tenu les 1.336 jours de lutte et refusé les accords de départ proposés par la direction : 90.000 euros, en plus de l’indemnité de licenciement. 58 ont choisi de devenir coopérateurs et d’investir au capital de la Scop.
Septembre 2015 : Les premières boîtes de thé fabriquées par la coopérative débarquent dans les supermarchés.
On n’est pas des patrons, mais des coopérateurs
Il n’y a pas d’actionnaires chez Scop-Ti. Les coopérateurs ont tous versé au capital et ont décidé que celui-ci ne serait pas rémunéré. Donc peu importe la somme que nous avons chacun mis au départ, nous ne sommes pas rémunérés dessus, parce que c’est ce qui nous permet de faire tourner l’entreprise. Ce qui est rémunéré, c’est le travail des ouvriers. La répartition du résultat chez Scop-Ti, c’est 50% pour les travailleurs, 35% en réinvestissement dans l’entreprise et 15% en réserve. Tout reste dans la Scop.
Sur les 76 salariés qui ont lutté jusqu’au bout, 58 ont fait le choix de donner au capital. Nous avions reçu 100 000 euros chacun en plus de nos indemnités de licenciement, ce qui nous a permis de nous lancer. Ensuite, 46 ont la volonté d’être un jour salariés de Scop-Ti. 42 le sont aujourd’hui. On en est fiers. On espère que l’on va pouvoir aller au bout de ce projet et garantir aux quatre derniers d’être salariés. Là, on pourra ouvrir la bouteille de champagne.
« La répartition du résultat chez Scop-Ti, c’est 50 pourcents pour les travailleurs, 35 pourcents en réinvestissement dans l’entreprise et 15 pourcents en réserve. Tout reste dans la Scop. »
L’assemblée des 58 coopérateurs prend les décisions
C’est cette assemblée qui est souveraine, qui décide de la politique commerciale ou encore de celle des salaires. À ce sujet, par exemple, le processus de discussions a duré neuf mois. On hésitait entre plusieurs systèmes de rémunération et on a choisi un salaire unique par catégorie socioprofessionnelle : 1600 euros nets sur 13 mois pour les premiers ouvriers, 1670 euros pour les techniciens et les agents de maîtrise, et pour les cadres (deux aujourd’hui) un peu moins de 2000 euros.
Dès qu’on le pourra, on augmentera avant tout les deux premiers collèges et on réduira les écarts de salaire. Puis, on poussera un peu plus tous les salaires vers le haut pour que les camarades puissent vivre mieux. On ne veut pas pour autant gagner 5.000 ou 6.000 euros par mois, ça ne nous intéresse pas. Si l’usine prospère, on souhaite surtout réduire le temps de travail et embaucher d’autres salariés pour répartir les richesses avec un maximum de personnes.
Les coopérateurs élisent un comité de pilotage
On a élu un conseil d’administration de 11 membres – le comité de direction de l’entreprise – qui a décidé que trois personnes s’occuperaient de l’entreprise pour la faire fonctionner au jour le jour, au-delà de la pure production. Gérard Cazorla, le président, Marc Decugis, le directeur général, et moi, directeur général délégué, constituons le comité de pilotage.
J’ai les mandats des coopérateurs pour m’occuper de la partie marketing, commerciale et qualité. Avec le président, on s’occupe de la gestion du personnel et lui gère, de son côté, la partie finance, la comptabilité, la sécurité et l’environnement. Le directeur général s’occupe de la maintenance et de la production. C’est comme ça que l’on s’est réparti le travail.
Aujourd’hui par exemple, j’avais deux rendez-vous à Paris avec des clients. Les 58 coopérateurs ne peuvent pas se déplacer à chaque fois. S’il y a une décision importante à prendre pendant un rendez-vous, je la prends parce que l’on m’en a donné la responsabilité, mais surtout je vois ensuite avec le conseil d’administration et les 58 collègues si la décision qui a été prise est validée par tout le monde. Jusqu’alors – je touche du bois – il n’y a pas de décision prise en amont qui n’a pas été validée par les coopérateurs. Le jour où ça arrivera, il faudra détricoter la décision qui a été prise. Pour éviter cette éventualité, on essaie au maximum de prendre les décisions après une réunion de coopérateurs.
« On n’a pas besoin de ces titres de président ou de directeur général délégué. Moi, le titre de coopérateur, ça me suffit. Il a fallu distribuer ces rôles pour répondre aux codes d’un système capitaliste qui fonctionne avec le principe de la représentation. »
On aimerait casser ce système de titres
C’est un des points qui nous pose le plus problème. On n’a pas besoin de ces titres de président ou de directeur général délégué. Moi, le titre de coopérateur, ça me suffit. Il a fallu distribuer ces rôles pour répondre aux codes d’un système capitaliste qui fonctionne avec le principe de la représentation. Le client que j’ai rencontré cet après-midi, un responsable de la grande distribution, avait besoin de s’adresser au directeur général délégué de Scop-Ti. C’est justement ce que l’on aimerait casser. Ce qui prime pour nous, c’est l’humain, ce sont les femmes et les hommes qui font le travail. À quoi ça sert d’avoir un titre ?
Ça nous pèse. On n’a pas besoin de ça. Pendant la lutte et même avant, on a tous pris nos responsabilités. Certains journalistes avaient besoin de désigner des leaders et demandaient tout le temps : « Qui sont les porte-paroles ? ». On s’est toujours refusé à ça. Si quelques-uns ont été un peu plus médiatisés, comme Gérard Cazorla et moi, tout le monde a évolué et s’est exprimé.
L’exemple le plus concret c’est celui de Rim, la plus jeune, qui dit qu’elle n’est plus la même. Elle était tout timide, elle ne parlait pas. Aujourd’hui, elle fait du théâtre et voyage aux quatre coins de la France pour défendre notre projet. Le fait d’avoir mené la lutte de cette manière fait que l’on ne pouvait pas nous donner d’étiquette, à l’inverse d’autres conflits sociaux où l’on stigmatise un délégué syndical en particulier. On a tous les mains dans le cambouis depuis le début.
Plus de 80% des coopérateurs sont syndiqués
Quand un coopérateur vient me voir pour un problème, j’ai toujours tendance à lui demander :
« – Qu’est-ce que tu proposes, toi ? »
Pourquoi ce serait à moi d’amener la solution ? Alors on cherche tous ensemble. Il peut y avoir un salarié en désaccord, ou quelques-uns, mais c’est impossible que ce soit le cas pour la majorité, puisque c’est elle qui prend les décisions. On n’a pas encore notre syndicat Scop-Ti, mais les salariés qui étaient CGT Fralib le sont toujours ; c’est plus de 80% du personnel.
Apprendre à mieux répartir le travail
On apprend tous à gérer cette nouvelle vie, comme on peut. Et parfois on manque de recul. J’ai appris un truc important dans le cadre d’une formation à Montpellier de dirigeant en économie sociale et solidaire. Après le bilan de l’entreprise, on m’a très vite demandé quels étaient mes objectifs personnels…
J’ai dit :
« – Non, moi dans le cadre de la Scop, je n’ai pas d’objectif personnel. »
On a tourné en rond comme ça pendant un moment, parce que pour moi, il ne pouvait y avoir que des objectifs collectifs au sein de notre projet.
Et puis, j’ai réfléchi et je me suis demandé ce que je pourrais faire pour que mes propres intérêts soient en ligne avec les valeurs que je porte pour le collectif. Je me suis fixé de mieux apprendre à déléguer, de mieux apprendre à répartir le travail et de pouvoir récupérer du temps personnel que je n’avais plus. La lutte des Fralib m’a déjà pris énormément de temps. Depuis que l’on a créé la Scop, c’est pire en terme de temps de travail.
Avant, je vivais autour de trois piliers : ma vie personnelle et familiale, ma vie professionnelle avec l’activité syndicale et ma vie sportive. J’étais éducateur dans un club de foot. J’ai complètement arrêté. Si ces heures-là s’étaient réparties à 50-50 sur les deux premiers piliers, ça irait, mais non, elles sont toutes passées du côté de la Scop. Et on pourrait en ajouter quelques-unes encore. J’ai encore moins de temps qu’avant pour ma vie personnelle. C’est ce qui m’a poussé à mieux réfléchir à la répartition du travail qui est une valeur très forte pour nous. Il faut pouvoir s’effacer. C’est dur, mais notre objectif à chacun est de retrouver un équilibre.
Notre usine n’est pas qu’un lieu de travail
On souhaite que le lieu Scop-Ti devienne aussi un lieu d’émancipation pour les travailleurs et pour tous ceux qui aimeraient découvrir l’usine. On veut créer un lieu culturel, un vrai lieu de vie. On a un projet de circuit de visite de l’usine et du labo, où l’on ferait découvrir les plantes que nous travaillons. Les gens feraient leurs propres mélanges, un peu comme une université du goût.
Il y a eu tellement de projets réalisés depuis le début sur notre lutte : le film de Claude Hirsch qui raconte notre victoire contre Unilever [sorti au cinéma le 22 mars], 2e volet d’une série de trois documentaires, une pièce de théâtre, un one man show, « Paroles de Fralib », où Philippe Durand met en scène les échanges qu’il a eus avec nous, à Gémenos. C’est pas Hollywood, mais tout ça c’est du temps qui est aussi important que le temps de travail. On aimerait vraiment développer cette idée dans notre usine.
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